L’accueil se termine dans ma classe. Des enfants construisent des mondes aux coins jeux, d’autres assis pouce en bouche, finissent leur nuit. Une petite fille déploie des trésors graphiques sur une table.
C’est le moment ou traditionnellement je frappe dans mes mains : « On range. »
Certains tentent de gagner un peu de temps. « Mais c’est l’heure des ateliers ! Alors ON RANGE et on va s’asseoir au coin regroupement. »
Les dessins sont posés inachevés dans les casiers, un vaisseau spatial en duplo est caché sous le tapis… La peur du petit écrasé par 20, 30 autres au coin regroupement l’enferme un peu plus derrière son pouce.
Un enfant en repart.
Le rattraper.
Le ramener avant que d’autres ne l’imitent.
Il fait chaud.
Présenter les ateliers.
Quelques uns tendent l’oreille, ceux que la chose scolaire passionne.
Mais pour beaucoup, la consigne verbale s’évapore…
Parce que de drôles de mots viennent de la-bas au loin, quand ici une tache de rousseur a atterri sur l’épaule du voisin, parce que la bosse sous le tapis se voit un peu trop, parce que chacun a dépensé tellement d’énergie à abandonner son projet, à ranger, se ranger, chut, attendre, regarder, tandis que le dessin inachevé laisse une aigreur au cœur, un mauvais goût d’école.
Quand l’espace relationnel du tout petit se limite au mètre carré l’avoisinant, la structure « grand groupe » ne constitue pas un dispositif efficace de lancement des ateliers, elle n’atteint que les enfants ayant déjà une posture scolaire, en exclut les autres.
De plus, en brisant chaque matin l’activité qui s’est construite à l’accueil, les enfants épuisent leur énergie dans les rangement-regroupement-chut ! Ils intériorisent parfois ce premier pas dans le travail scolaire comme une agression, voire LE travail scolaire comme une agression.
Mauvais départ !
Accéder à la consigne en collectif ?
Pour accéder à la consigne transmise au sein d’un regroupement collectif, l’enfant doit être capable de :
– se mobiliser sur commande pour écouter l’enseignant quand il le demande.
– comprendre le sens du langage scolaire très exotique pour beaucoup
– maîtriser la communication collective pour suivre l’adulte qui parle au loin, à tous, du travail, de certains
– être capable de concentration pour intégrer la suite de consignes sans se perdre ou déranger
Pas exactement les caractéristiques d’un enfant de 3, 4 ans.
Bien sur, quelques uns arrivent à l’école avec ces compétences, ils écoutent, comprennent la consigne. Il est facile de s’adresser à eux, il est agréable de travailler avec eux.
Ils nous renvoient une image positive de nous-même : nous sommes efficaces, puisqu’ils nous comprennent. Ils rendent le regroupement collectif possible, puisque eux, ils y arrivent bien…
Généralement, on se réjouit de les avoir dans la classe.
Mais les autres…
Ceux qui n’écoutent rien, ne comprennent pas, les pénibles qui dégoulinent sur le banc quand ils ne mettent pas le bazar…
Et ceux qui ne suivent pas vraiment, mais le font discrètement !
Mes mots ne semblent pas les atteindre.
Ils nous rendent la tâche difficile.
Il faut souvent les rappeler à l’ordre au coin regroupement, leur expliquer à nouveau la consigne en atelier alors que l’on souhaiterait pouvoir enfin exercer notre coeur de métier : enseigner, au moins au sein de notre atelier.
Même avec la meilleure volonté, je ne peux les accueillir aussi favorablement que ceux qui possèdent déjà une posture d’élève.
Voie royale pour certains, chemin épineux pour d’autres, la passation collective de consignes déroule des parcours bien différents en fonction des bagages de chacun.
Ce dispositif m’a semblé constituer un premier facteur d’exclusion.
Comment permettre à chaque enfant, dès la petite section, d’avoir accès à la consigne scolaire, sans qu’un choc de culture ne fige en mauvais élèves dès la première année «ceux qui n’écoutent rien…» ?
J’ai choisi de proposer d’autres voie d’accès à l’activité et aux apprentissages, des chemins adaptés aux spécificités de la petite enfance, qui ne conduisent personne dans le fossé.
C’est ce que l’ouverture progressive des ateliers cherche à atteindre, tout comme l’ enseignement progressif du langage scolaire.
Une alternative : l’ouverture progressive des ateliers
Il y a dans ma classe des élèves au profil scolaire : je ne regroupe personne mais j’utilise leur appétit d’école. J’ouvre un par un les ateliers, en commençant par les ateliers autonomes. Ils accourent pour s’inscrire.
(Au fil des mois, ces élèves se repèrent dans le plan de travail et attendent l’ouverture de l’atelier de leur choix.)
J’amène ces enfants à énoncer la consigne scolaire en situation, autour du matériel, dans la proximité. Le sens des mots, l’orientation de la tâche, les niveaux de difficultés des ateliers échelonnés, tout cela est abordé sans tension.
Nous exerçons une communication collective dans un cadre limité, adapté au jeune enfant : six intervenants maximum qui se sont mobilisés par eux-mêmes, des enfants impliqués, plus attentifs et concentrés, qui échangent autour d’une consigne qui les concerne.
Il y a des enfants que le bagage personnel, culturel, familial, ou relationnel n’incline pas aux activités scolaires. Je les laisse jouer, se déplacer dans la classe, en veillant à ce qu’ils ne dérangent pas les autres. Bien souvent, rassasiés des coins jeux, intrigués par l’enthousiasme des bons élèves ou des plus grands, ils s’arrêtent sur un atelier, observent l’activité se dérouler devant eux, construisent du sens avant qu’on y articule des mots, engrangent une envie d’expérimenter par eux-mêmes. Ils s’engagent alors à leur tour.
Enfin, je vais chercher les quelques élèves qui n’ont pas décroché des coins jeux pour les inscrire à un atelier. Ce sont ces élèves qui ont le plus besoin de la médiation de l’enseignant pour accéder à la consigne et aux apprentissages. J’essaie alors d’être particulièrement disponible pour eux, de mettre la consigne scolaire à leur portée en l’appuyant sur le matériel mis en place, l’activité des enfants déjà présents et une structure de communication proche de l’échange interindividuel adulte/enfant.
Ce dispositif réserve un temps ou l’on peut être délibérément à disposition des élèves les moins demandeurs, souvent les plus fragiles, sans se faire happer par les autres.
Ce qui change par rapport à une transmission de la consigne en grand groupe :
– Une consigne est énoncée en situation pour seulement le groupe concerné, généralement attentif.
– La structure de communication est d’une taille adaptée à la petite enfance. Nous prenons, à chaque fois que cela est possible, le temps de verbaliser la consigne, de lui donner du sens. L’échange et le questionnement parfois maladroit des petits parleurs ne risquent pas de mettre en péril le regroupement collectif. On peut prendre le temps d’élaborer un langage pertinent.
– Les enfants ont la possibilité d’observer, d’analyser l’activité avant de s’y engager.
Même ceux dont le bagage est très éloigné de l’école peuvent accéder au sens, à l’orientation de la consigne avant d’en connaître les mots. Ils se laissent parfois aussi contaminer par l’enthousiasme des autres.
– L’engagement de certains enfants et l’accompagnement ciblé de l’enseignant génère un investissement et une attention de meilleure qualité.
– L’accès à la consigne est différencié, il est aménagé aussi pour les petits parleurs, les enfants culturellement éloignés de l’école, les petits de décembre qui ont un besoin de jouer pressant…
Ce qui ne change pas, c’est l’obligation de participer au moins à un atelier sur le créneau horaire, de s’engager ou de suivre un apprentissage déterminé par l’enseignant : on est bien à l’école même si on semble éloigné du modèle professionnel classique.
Evolution sur le cycle 1
Grâce aux progrès, aux compétences acquises par les élèves au fil des années, le dispositif de passation de consignes évolue dans ma classe de cycle et diffère de la PS à la GS.
Les enfants en grande section ont acquis des compétences d’élèves : ils maîtrisent mieux le langage scolaire, les attentes de l’école, ils sont capables de mobiliser leur attention et commencent à maîtriser la communication collective. Ces élèves ont moins besoin de voir le matériel, l’activité pour comprendre les consignes et se projeter. Ils sont beaucoup plus à même de comprendre une consigne donnée en regroupement collectif. Dans ma classe de cycle, les GS sont réunis autour d’un plan de travail dédié à leur section.
Cette progressivité de la PS à la GS rejoint certains textes officiels. Dans les «Repères pour organiser la progressivité des apprentissages à l’école maternelle», publiés en 2008, on peut lire « l’enfant doit être capable :
– de comprendre une consigne simple dans une situation non ambiguë, en petite section
– de comprendre les consignes des activités scolaires, au moins en situation de face à face avec l’adulte, en moyenne section
– de comprendre des consignes données de manière collective, en grande section. »
La passation de consignes collective semble s’adresser plutôt aux élèves de grande section, dans ce document officiel. Les IO semblent ouvrir d’autres possibles, très peu entendus.
C’est que le regroupement collectif pour transmettre la consigne à l’ensemble de la classe est bien ancré dans les postures professionnelles, c’est un peu ce qui caractérise une « classe » : l’enseignant devant les élèves qui explique le travail à faire.
La question de sa pertinence en PS/MS ne semble même pas se poser.
C’est ce qu’attendent parfois les visiteurs d’une classe, pour qui l’école maternelle n’est qu’une extension de l’élémentaire.
Pas facile de proposer une autre forme d’organisation, d’offrir une image de classe éloignée de l’école traditionnelle. Il faut alors justifier, démontrer qu’on y est bien, que l’apprentissage de tous est bien au centre de l’organisation, même si cette dernière ne « mime » pas l’élémentaire.
Comprendre le langage scolaire
Comprendre la consigne, les attentes de l’école ne va pas de soit ! L’ouverture progressive des ateliers permet d’y accéder en situation. D’autres rituels dans notre classe favorisent l’appropriation du langage scolaire comme la mise en mots du plan de travail de la classe, les brevets et le bilan.
Le plan de travail
Il présente au tableau les ateliers des PS/MS/GS, du moment.
Durant l’accueil le matin, un élève est chargé de me présenter ces ateliers.
Des petits curieux sont souvent de la partie et n’en perdent pas une miette. Tous les ateliers du plan de travail sont commentés, en essayant d’avancer au plus près de la consigne scolaire, à la hauteur du niveau langagier de chacun. Si le degré d’attention de l’enfant le permet, je lui demande ce qu’il a déjà fait et ce qu’il voudrait faire pour l’aider à se projeter dans le plan de travail, dans un champ de pensée scolaire.
La structure d’échange (adulte/enfant + les petits curieux) facilite la communication et permet, à travers ce moment privilégié, de développer des liens positifs entre l’enfant et l’école.
Les brevets
Des brevets de réussites encadrent certaines activités. J’essaie, autant que possible, d’associer les enfants à leur validation. Quand cela présente un intérêt langagier, je prends le temps de commenter avec les enfants le travail effectué autour du brevet (et ici de travailler sur la notion de lettre et mot).
Cet échange est très chronophage. Je le réserve parfois aux élèves qui me semblent en avoir le plus besoin. A défaut d’avoir moins d’élèves dans nos classe !
Le bilan
Le bilan s’effectue de manière collective dans notre classe. Pour faciliter ce moment délicat, nous utilisons un bâton de parole qui matérialise la personne dont c’est le tour de parler. Si on ne l’a pas, on ne peut pas parler.
Pour le bilan, je sélectionne généralement trois réalisations d’enfants représentatives des difficultés rencontrées. En premier lieu, je demande aux enfants de me dire ce qu’ils voient devant eux.
La description est un moment crucial.
J’invite les enfants à décrire, à raconter ce qu’ils voient et je les ramène souvent à cette consigne «C’est intéressant ce que tu me dis mais ce n’est pas ce que j’ai demandé. Je vous ai demandé de m’expliquer ce que vous voyez.»
Différentes raisons à cette orientation du débat :
La description, à travers le contraste des réalisations sélectionnées, contient en germe les critères de réussites, les procédures implicites que ne perçoivent pas certains élèves.
«Ici, y’a des toutes petites carottes.»
«Là, il n’y en a pas beaucoup.»
«Là, elles sont grandes.»
«Là, elles sont en tas.»
«Là, elles sont rangées les unes à côté des autres.»
À partir de ces observations et de ces mots, nous allons pouvoir commencer à construire les concepts de grandeur, quantité et d’orientation qui se cachent derrière la consigne.
La description me permet aussi d’identifier les concepts qui semblent encore éloignées aux élèves. Aucun enfant n’a évoqué lors du bilan le positionnement des queues (les triangles). L’orientation de cette forme a été intégrée de façon intuitive par certains, mais personne n’est encore capable de la mettre en mot.
Puis nous rappelons la consigne et nous cherchons comment aider les copains.
«Il fallait essayer de fabriquer un tableau de carottes comme celui-là. «
« Ici, il faut les ranger la queue en haut. »
« Là, il faut faire des carottes plus grosses, avec plus de pâte. »
« Là, il y a trop de carottes… »
Le bilan a permis :
– d’exercer, d’enrichir le langage scolaire
– de mettre en lumière des procédures et des concepts parfois implicites
– d’exercer la communication collective à partir du vécu des enfants
– de susciter un nouvel intérêt au regard des défis présentés : l’enfant perçoit le problème qu’il doit résoudre.
Certains petits, qui n’avaient pas dépassé le plaisir de patouiller en empilant tout simplement la pâte sur l’ardoise sont retournés à l’atelier suite au bilan et se sont emparés de la consigne.
Article mis à jour le 7/10/2018